L’EPOPEE DES EPICES :

SURVOL  HISTORIQUE DES PLANTES QUI ONT EMBELLI LA CUISINE

 

Jean Guillaume

 

 

Il n’est pas facile de définir une épice.

 

Le mot épice dérive du latin species qui a aussi donné « espèce ». On continue d’ailleurs d’employer l’expression « payer en espèces » qui à l’origine était « payer en épices ». L’ancien usage des épices comme monnaie témoigne de la valeur qu’ont eu jadis, ces condiments alimentaires. Les botanistes qui ont voulu classer les épices s’accordent tous pour dire qu’il n’existe ni définition précise de l’épice ni différence entre épice et plante aromatique ou « fines herbes ». Les épices peuvent être des graines, des fruits, des feuilles, des fleurs ou des bourgeons floraux ou bien d’autres choses encore. Le persil, le thym, l’aneth ou l’anis sont des épices au même titre que le poivre, la cannelle ou la cardamone. Le sucre a longtemps été considéré comme en faisant partie et le grand botaniste Désiré Bois n’a pas hésité à classer la betterave et la canne à sucre parmi les plantes à épices.

 

L’usage des épices au sens large remonte au plus tôt à l’époque néolithique, c’est-à-dire à l’époque où l’homme a inventé l’agriculture ainsi que la poterie qui lui a permis de faire des plats mijotés et non plus seulement de la viande grillée ou rôtie. La plus vieille recette de cuisine que l’on connaisse est une recette de Sumer (sud de l’actuel Irak) remontant à 4000ans. Il s’agit d’une sorte de tourte, chair d’oiseau entourée de pâte de blé auxquelles on ajoutait des plantes que l’on n’a pu identifier, mais qui selon toute vraisemblance, étaient des aromates. Les civilisations méditerranéennes, qui ont si fortement influencé la nôtre, ont attribué une grande importance aux condiments alimentaires. La plus ancienne grève dont l’histoire a gardé le souvenir est celle des constructeurs de l’une des célèbres pyramides d’Egypte : les travailleurs étaient nourris de pain sur lequel ils frottaient des gousses d’ail. Un jour, ils n’ont pas reçu leur ration d’ail et ils ont cessé le travail. Grecs et Romains cultivaient déjà ail, ciboule, persil, fenouil, thym, sarriette, laurier, carvi, safran ….L’olive cueillie verte ou mûre puis macérée constituait aussi un ingrédient typique de la cuisine antique. Les Anciens ont importé très tôt de l’Inde et de ses confins des épices exotiques telles que poivre, cannelle, gingembre ou curcuma. La conquête du pays de l’Indus par Alexandre le Grand devait renforcer ce commerce.

 

Mais, les Anciens ramassaient aussi des « épices » sauvages et il en est une qu’ils prisaient particulièrement : le Silphium. Cette plante faisait la fortune des habitants de Cyrène (située dans l’actuelle Libye). A partir du 1er siècle de notre ère, la plante que l’on récoltait sans doute avant la floraison, est devenue rare, puis elle a disparu. Les descriptions et les dessins que l’on possède indiquent qu’il s’agissait certainement d’une Apiacée (Ombellifère), sans doute voisine de Ferula narthex. Tous les efforts entrepris à l’époque moderne pour la retrouver sont restés vains. La disparition des espèces végétales à laquelle le Conservatoire botanique de Brest, entre autres tente de s’opposer ne date donc pas d’hier.

 

Au Moyen Age, l’éventail des épices précieuses s’est quelque peu élargi en particulier par l’introduction de la muscade et du clou de girofle, inconnus des Anciens. Par contre, la moutarde, bien qu’originaire de l’Inde, avait perdu ses lettres de noblesse : on la cultivait sans problème en Europe. Ces épices nous parvenaient par l’intermédiaire des marins arabes généralement relayés par les Vénitiens. Elles atteignaient des cours considérables et avaient des usages multiples comme monnaie, en parfumerie, pharmacie et médecine. Les propriétés pharmacodynamiques des épices et herbes aromatiques sont nombreuses et parfois puissantes, ce n’est pas u  hasard si le parfum de l’eugénol, principale essence du clou de girofle est toujours caractéristique des cabinets dentaires modernes. Il est cependant difficile d’expliquer l’engouement des gens du Moyen Age pour les épices, par l’usage médical ou la nécessité d’assaisonner les viandes que l’on ne pouvait conserver facilement. Les épices servaient aussi, bien évidemment, en cuisine. Les gens aisés mettaient un point d’honneur à en consommer de grandes quantités en signe de richesse.

 

A partir du XVe  siècle, le commerce des épices représentait un tel chiffre d’affaire que plusieurs pays cherchaient à briser le monopole des Arabes en gagnant par la mer le pays des épices. On sait que les Portugais réussirent dès 1497 à atteindre l’Inde et créèrent aussitôt après un empire colonial. Ils surmontaient péniblement les pertes humaines catastrophiques provoquées par le scorbut dont on ignorait la cause. Ils devaient être supplantés un siècle plus tard par les Hollandais qui se préservaient du scorbut en mangeant, outre la choucroute, des antofles : fruits du giroflier confits dans le sucre. Quand, en 1792  Christophe Colomb atteignit l’Amérique, il avait pour mission de ramener de l’or et de prendre contact avec les peuples païens à convertir. Mais, il nota aussi dès son premier voyage que les Indiens consommaient un « poivre » de bonne qualité : le piment. C’est de ces découvertes que date la fin du Moyen Age. Elles allaient bouleverser l’histoire de l’Occident, tandis que le commerce des épices allait conserver une grande importance économique. Le monopole des épices les plus précieuses, muscade, cannelle et clou de girofle était en effet passé des Arabes  aux Hollandais qui les cultivaient dans leurs colonies  de l’Insulinde (Indonésie actuelle). La France n’intervint de façon énergique dans ce domaine que tardivement. De 1749 à 1773, un dénommé Pierre Poivre réussit en effet, malgré l’opposition farouche de quelques-uns de ses compatriotes, à introduire à l’Ile de France (Ile Maurice) des muscadiers et des girofliers qui allaient prospérer et être bientôt acclimatées dans nos colonies d’Amérique. Poivre qui voulait d’abord être missionnaire, n’avait pas hésité à recourir à la piraterie pour obtenir fruits et jeunes arbres que les Hollandais gardaient jalousement. Il fut récompensé par Louis XV  et considéré comme un grand homme, on ignore cependant l’avis des Hollandais. Signalons au passage que si plusieurs auteurs, naïfs ou plaisantins ont dit que le nom du poivre venait de Pierre Poivre, il ne s’agit évidemment que d’une coïncidence.

 

Après la chute des monopoles, la production des épices s’équilibra en quelque sorte dans les pays tropicaux des divers empires coloniaux puis des pays devenus indépendants, mais aussi dans les pays tempérés. La découverte de l’Amérique allait, dans le domaine des épices également apporter des changements considérables. Quelques épices américaines, au sens le plus classique du terme, comme le quatre-épices ou piment de la Jamaïque et le poivre du Chiliconnurent un succs limité. En revanche, le piment vrai : Capsicum sp., allait devenir le poivre du pauvre, celui que chacun pouvait cultiver dans son jardin en Afrique, en Asie, mais aussi en Europe. La France est l’un des rares pays  qui ont échappé à la révolution culinaire qu’il a provoquée. La tomate, épice puis véritable légume-épice, a conquis le monde entier. Tout aussi considérable a été la révolution entraînée par deux plantes du Mexique et d’Amérique centrale : le cacaoyer et le vanillier. Leurs saveurs exotiques totalement nouvelles allaient soulever l’enthousiasme. La culture de la vanille allait bientôt être tentée hors d’Amérique, aux Philippines d’abord, mais cette orchidacée devait y rester longtemps stérile car la fécondation de la fleur assurée par une abeille qui refusait de s’acclimater en dehors de son pays d’origine. La fécondation artificielle fut finalement découverte par un enfant esclave dont la méthode est encore utilisée de nos jours.

 

Si l’on essaie de terminer le survol des épices- au sens large- par celles que l’on peut acclimater dans notre région, on ne peut que constater qu’il existe une multitude de possibilités : on peut très bien récolter en Bretagne le poivrier de Chine : Xanthoxyllum bungei, le poivre des moines auquel on attribue des propriétés anti-aphrodisiaques : Vitex agnus-castus, la cannelle de Magellan : winteri Drimys, le gingembre Mioga, aux fleurs comestibles : Zingiber mioga, le safran : Crocus sativus, et bien d’autres.